Quarante-cinq ans après, il fallait bien
que celle qui n'a, essentiellement, chanté
que l'Algérie, pour nous, vienne souffler
les bougies de la Révolution depuis bien
longtemps éteintes. Mais le souffle des
artistes, comme la baguette de fée, ranime
bien des cendres, même pour un trop court
moment. Et tout le paradoxe ne tient pas seulement
au fait qu'elle ait chanté l'Algérie
combattante de 1954-62, ni même que l'indépendance,
tant désirée, l'ait privée
de la chanson, ni non plus que l'autorité
morale de Boumediène l'ait remise sur scène
pour plus longtemps que les quelques heures d'une
soirée commémorative du 10e anniversaire
de l'Indépendance, non plus qu'elle y ait
chanté Min baïd (de loin) comme si
Boumediène en 1972 faisait écho
à Abd Nasser décorant Warda en 1959,
rien n'est aussi paradoxal que cette femme qui
a accompagné de bout en bout la guerre
de Libération, enregistrant à onze
ans son premier chant patriotique à Paris
chez Pathé Marconi. Elle n'aura vécu
chez nous qu'une brève parenthèse
entre sa naissance et son enfance parisiennes
bercées par les plus grandes stars de la
chanson arabes invitées à chanter
au cabaret de son père, sa fuite avec ce
dernier au Liban après la découverte
d'armes du FLN dans ce même cabaret, ses
débuts laborieux sur les scènes
libanaises et enfin la rencontre avec Mohamed
Abdelwahab, grand maître, s'il en fut, de
la musique arabe et son entrée au Caire,
authentique Hollywood, excusez du peu, car y chanter,
c'est chanter tout de suite à l'échelle
de tout le monde arabe.
Et
ce n'est pas peu faire que percer au Moyen-Orient,
réunir autour de son talent des compositeurs
et des paroliers aussi sévères que
célèbres que Mohamed Abdelwahab,
Baligh Hamdi et bien d'autres. Vous pouvez avoir
l'assurance absolue que pour réussir en
Egypte ou au Liban et égaler Asmahan, Abdelhalim
Hafedh, Farid El Atrach, Chadia, ou quelque autre
étoile de la chanson arabe vous devez travailler
et vous plier à une discipline de fer,
remettre constamment votre ouvrage sur le métier,
travailler, encore travailler et aucun coup de
téléphone ou relation ne peut rien
dans un espace artistique né dans et par
le marché de l'art en complète continuité
des héritages sociaux et culturels d'une
société raffinée et instruite,
cultivée depuis quelques millénaires,
comme quoi rien ne survient vraiment par hasard.
Et le plus souvent dans un climat de féroce
rivalité, et non sans quelques mesquineries.
Bref, le paradoxe de cette femme née à
Paris, exilée au Liban à cause des
activités de son père, doit faire
ses preuves avant d'être remarquée
et mise sur la voie dure et difficile du grand
professionnalisme, conquiert Le Caire, c'est-à-dire
tout le monde arabe, mais ne passe que quelques
années au pays de tous ses engagements,
puis retourne au Caire après 1972, à
ne plus savoir qui de la France, du Liban ou de
l'Algérie est sa terre d'exil. L'Algérie
autant que l'Egypte ont été des
terres d'amour pour elle, et ses enfants ont mûri,
si on ose dire, autant ici que là-bas.
Vie unique, apparemment prémonitoire du
destin de tous ces talents algériens, artistes
ou scientifiques, tenus à l'exil exécré
pour l'exercice et l'épanouissement de
leur travail et de leurs valeurs. J'ai bien entendu
quelques reproches à l'endroit de ses déclarations,
mais ce serait juger hors contexte pour une femme
de cette envergure, mais vivant hors du pays et
ne pouvant se faire une idée que de loin
de ce qui peut déchirer ses admirateurs.
Et puis, franchement, que dire d'une artiste née,
grandie, élevée, vivant en milieu
de l'intelligentsia arabe, qu'on ramène
à Alger, en se débrouillant toujours
pour lui mettre dans son entourage des personnages,
éblouis certes par la diva, mais pas au
point de
confondre entre le nom d'une célèbre
montagne de leur pays avec une consommation anglaise.
C'est franchement ramener cette femme des raffinements
culturels et esthétiques de son pays d'accueil
au caquetage du poulailler ; et s'il arrive à
un aigle, parfois, de voler plus bas qu'une poule,
il n'arrivera jamais à aucune poule de
voler aussi haut qu'un aigle. Et Warda, pour moi,
c'est un aigle qui a plané haut sur le
monde arabe, et qui berce nos rêves de la
libération, n'est-ce pas ? En y ramenant
autre chose que les paroles spartiates des guerriers,
souvenez-vous de ses vers:
Combien avons-nous
construit
à
notre amour
et dans
notre espoir
de châteaux?
Mais je préfère
l'autre traduction:
Combien
notre espoir a construit de châteaux
à
notre amour?
Alors Warda, quand elle nous annonce son retour
en Algérie, je comprends qu'enfin son dernier
exil commence dans son obstination rêveuse
à ne voir de l'Algérie que celle
de son espérance.
By:
M. Bouhamidi
|